Comment je suis tombée en grève des loyers

Une réflexion sur la résilience et l’action collective des locataires en Ontario

par Sharlene Henry

Défendre les droits des locataires est devenu ma passion. Qui aurait cru que ce travail mènerait à la plus grande grève des loyers de l’histoire de la ville de Toronto (Frame, 2023). Je suis devenue l’une des voix et l’un des visages du droit à un logement abordable et approprié pour les nombreux locataires, membres de l’Union des locataires de York South-Weston (YSWTU). Peut-être devrais-je revenir en arrière et commencer par le début et expliquer à tout le monde pourquoi je crois fermement que le logement est un droit de la personne.

Je m’appelle Sharlene Henry et je suis coprésidente de l’Union des locataires de York South-Weston. Le YSWTU est une organisation populaire qui défend les droits des locataires dans le quartier de York South-Weston, dans la ville de Toronto. Nous avons commencé à sensibiliser les locataires à leurs droits en 2017 et sommes officiellement devenus un syndicat de locataires en février 2020, lors de notre première assemblée générale annuelle. Le YSWTU compte actuellement 14 immeubles membres du syndicat. Chaque immeuble a un dirigeant de locataires et une association de locataires. En travaillant à la fondation du YSWTU, nous savions que nous voulions créer une organisation similaire à un syndicat. Une organisation pour les personnes de notre quartier qui étaient locataires. Notre objectif était de donner aux locataires les moyens de défendre leurs droits et de lutter pour le pouvoir des locataires par l’action collective et l’éducation. Au cœur de notre mouvement, nous étions déterminés à faire comprendre aux gens qu’avec le pouvoir collectif, nous pouvons améliorer notre situation et notre quartier.

Au cours des premières années, nous avons mis l’accent sur l’éducation et l’action collective. Nous avons lutté contre les augmentations de loyer supérieures (ALS) aux taux légal en éduquant les locataires de leurs droits, notamment le droit à un logement propre, exempt de réparations non complétées, doté d’équipements fonctionnels et exempt d’infestations d’insectes ou d’autres bestioles. Nous nous efforçons également de créer une communauté au sein de notre communauté, en organisant des réunions de locataires pour discuter de ce qui se passe dans l’immeuble, et d’éviter l’expulsion de locataires, de célébrer nos victoires dans des fêtes de quartier et des soirées cinéma à notre bureau communautaire sur Eglinton Ouest, Toronto. S’organiser collectivement nous a menés à entreprendre de nombreuses actions. Nous avons signé des pétitions, organisé des rassemblements partout dans notre quartier et tenté de rencontrer nos élus de tous les niveaux gouvernementaux. Comme dans tous les quartiers du pays, nous constatons les effets du manque d’éducation des locataires dans notre quartier, ce qui a conduit bon nombre de nos locataires à vivre dans des conditions inférieures.

En toute honnêteté, c’est le nombre écrasant de demandes d’ALS dans mon immeuble du 33 rue King qui nous a poussés vers une grève des loyers, qui dure maintenant depuis plus d’un an. La majorité des locataires de notre immeuble, qui compte 30 étages, savent ce qu’est une ALS car elles existent depuis de nombreuses années. Une ALS, ou augmentation de loyer supérieure aux taux légal est une augmentation de loyer dont le taux est supérieur au taux autorisé par le gouvernement de l’Ontario, pour chaque année. Cette année (2024), le taux d’augmentation des loyers autorisé est de 2,5 %. Les ALS soumises sont justifiées par des travaux dits capitalisables effectués pendant la même année que celle de l’ALS (« Qu’est-ce qu’une augmentation de loyer supérieure aux taux légal? »). Pour compliquer davantage les choses, l’augmentation de loyer autorisée que le gouvernement de l’Ontario fixe chaque année ne s’applique PAS aux nouveaux immeubles construits ou occupés après le 15 novembre 2018. Le gouvernement Ford a annulé le contrôle des loyers dès le début de son mandat; les nouveaux immeubles n’ont donc PAS de contrôle des loyers. L’immeuble où j’habite devrait être protégé par le « contrôle des loyers ». Mais au lieu de cela, c’est notre immeuble qui a eu le plus d’ALS dans toute la ville de Toronto.

En 2022, nous avons participé à une protestation et avons attaché des bannières « Stop Raising Rent » sur nos balcons. Les affiches avaient pour but d’attirer l’attention du propriétaire et aussi celle de notre communauté. Le réseau CBC News en a pris note et nous a contactés après avoir effectué des recherches sur notre groupe dans les réseaux sociaux. Ils ont parlé de moi dans un article et d’une interview avec l’entête ‘Explosion’ of above guideline rent increases pricing out some Toronto tenants, advocates say (2022) par Nicole Brockband. L’article a démontré ce que nous sa­vions déjà : l’immeuble du 33 rue King avait fait l’objet de nombreuses demandes d’ALS depuis les 10 dernières années. Au total, le propriétaire avait déposé six demandes d’ALS devant la Commission de la location immobilière en une décennie. En tant que locataires, nous nous sommes sentis désorientés et très frustrés. L’article mettait en évidence d’autres locataires de partout à Toronto qui faisaient face à des ALS et à des propriétaires négligeants. La situation s’est empirée depuis et plusieurs locataires ont vraiment ressenti les conséquences des augmentations de leur loyer mensuel de 40 à 70 dollars en moyenne par année, comparativement à l’augmentation autorisée en Ontario. En moyenne, les locataires ont vu leurs loyers augmenter d’environ 150 à 200 dollars après l’approbation des ALS par la Commission.

Pendant la pandémie de Covid-19, le YSWTU n’a cessé de croître dans notre quartier, car nous avons contacté des locataires de plusieurs immeubles qui vivaient des situations semblables à la nôtre. Des avis d’ALS, des rénovations qui semblent inutiles et une diminution des services comme les ascenseurs en pannes. Les propriétaires émettent des avis menaçants aux locataires qui, grâce au travail des syndicats des locataires, comprennent à fond la Loi de 2006 sur la location à usage d’habitation (LLUH) et qui retenaient leurs augmentations jusqu’à ce que leur cause soit entendue par un arbitrage et qu’une décision soit rendue. La LLUH stipule que les augmentations de loyer annuelles ne peuvent pas dépasser 3%. Mais selon notre expérience, de nombreuses demandes plus élevées que 3 % sont présentées sur une période maximale de 2 ou 3 ans. Certains locataires sont confus et apprennent que la LLUH donne souvent raison au propriétaire lorsqu’une ALS est intentée. Malheureusement, le processus prend des années, comme ce fut le cas pour les centaines de résidents du 33 rue King où j’habite avec ma famille. Notre ALS de 2018 devait être entendue au cours de l’été 2022. Nous avons fait pression sur notre propriétaire Dream Unlimited pendant des mois et nous avons obtenu une diminution du montant total de la demande d’ALS.

En raison du manque de transparence envers les locataires qui auraient dû récupérer de l’argent suite à la victoire de l’ALS en 2018, la majorité des locataires du 33 rue King est devenue de plus en plus frustrée. Certains locataires qui avaient contribué à l’ALS de 2018 n’ont pas reçu la somme due, ce qui nous a conduits à intenter une grève des loyers. Ce concept n’était pas une nouveauté, car nous en avions déjà discuté lors des réunions, mais nous avons estimé que le moment n’était pas opportun pour cette tactique audacieuse. Ce sentiment a toutefois disparu au début de 2023, lorsque Dream Unlimited a refusé toute négociation sur les ALS en cours pour 2019 et 2021.

Notre grève des loyers du 33 rue King a officiellement débutée le 1er juin 2023, lorsque 200 locataires ont retenu leur paiement de loyer. L’objectif était de négocier avec le propriétaire, en tant que collectif et syndicat de locataires. Nos revendications étaient les suivantes : un engagement à ne plus avoir d’ALS; une réduction de loyer pour la perte de nos balcons et autres commodités (au cours des 18 mois de constru­ction); et le retrait des demandes d’ALS en cours pour 2019 et 2021. Oui, vous lisez bien, le 33 rue King a été frappé par une augmentation de loyer ALS pendant la pandémie de Covid-19. L’année même où le gouvernement Ford a imposé une augmentation de 0 % en Ontario. Les ALS sont une échappatoire et notre propriétaire, Dream Unlimited, a été autorisé, par la Commission, à nous imposer une augmentation de 3 % en 2021.

Le 1er juillet 2023, notre immeuble jumeau du 22 rue John s’est joint à notre grève et 100 locataires ont retenu leur loyer. Il s’agit d’un nouvel immeuble et il n’y a pas de contrôle des loyers. Les résidents du 22 rue John ont vu leur loyer augmenter allant jusqu’à 10 %, année après année. Les coûts de location étant si élevés dans la province; imaginez une augmentation de loyer de 10 % alors que nous n’obtenons même pas d’augmentation de salaire. Le mouvement a pris de l’ampleur et les gens de partout en ville ont commencé à remarquer nos interventions collectives. Nous avons continué à organiser des rassemblements, à faire du porte-à-porte chaque semaine et à parler aux médias sur les raisons de notre combat. En fin de compte, le mouvement a connu une croissance fulgurante grâce à l’attention portée aux médias sociaux, aux collaborations avec des groupes communautaires de toute la ville, ainsi qu’aux chaînes d’informations, aux ba­lados et aux émissions de radio qui ont parlé de ce mouvement en faveur d’un logement raisonnable.

Les syndicats ont rejoint notre mouvement très tôt! Le soutien des syndicats des travail­leuses et travailleurs a joué un rôle déterminant dans notre succès et a permis de faire passer le message de notre grève des loyers à la population. Le soutien des syndicats a été astronomique et a contribué à améliorer la compréhension du mouvement. Ce soutien démontre qu’en nous unissant, nous éduquons les membres et le public, et nous pouvons collectivement obtenir des résultats étonnants. Pour que la grève des loyers se poursuive, il faut que de nombreuses personnes se rassemblent et soutiennent les efforts du YSWTU. Les syndicats ont contribué à garder l’élan et, grâce aux syndicats, nous avons pu maintenir notre présence dans notre communauté. Nous sommes reconnaissants du soutien de nos frères, sœurs et partenaires du mouvement syndical.

Le 1er octobre 2023, deux autres immeubles du YSWTU se sont joints à la grève des loyers. Cent locataires des 1440 et 1442 avenue Lawrence Ouest ont décidé qu’il était temps pour eux de suspendre le paiement du loyer à leur propriétaire, Barney Rivers Investments. L’immeuble a fait l’objet de plusieurs demandes d’ALS et au fil des ans les locataires ont dû subir des conditions de vie déplorables. Des locataires de longue date ont subi des problèmes majeurs, notamment des trous dans le plafond, des fuites d’eau, une infestation de rongeurs, des punaises de lit et des cafards, en plus de l’absence d’entretien dans les pièces communes. Ces problèmes persistent depuis des années et leur association de locataires et le YSWTU avaient tenté toutes les méthodes de sensibilisation pour attirer l’attention du propriétaire. Barney Rivers n’a jamais répondu aux appels et aux pétitions des centaines de résidents des deux immeubles. À nouveau, les locataires se sont sentis frustrés et ont ressenti le besoin de prendre le contrôle de la situation en faisant preuve d’audace. La grève des loyers est toujours en cours au moment d’écrire cet article.

J’aimerais souligner l’importance de ce mouvement pour tous les locataires! Nous sommes composés d’un large éventail de personnes qui vivent dans toutes les communautés de cette province et de ce pays.

Les locataires comprennent de jeunes familles, des personnes d’âge moyen, de nouveaux immigrants, des retraités et des personnes de la classe ouvrière. Les locataires viennent de tous les horizons et constituent une partie importante de nos communautés. Nous votons, payons des impôts, faisons nos achats localement et profitons de notre quartier tout autant que les propriétaires de maisons. Nous sommes restés silencieux trop longtemps et avons le droit de nous battre pour changer les lois qui affectent notre vie quotidienne.

Je suis une fière résidente de York South-Weston! Notre communauté est sans pareille et reconnue pour être une des plus anciennes et dynamiques de Toronto. Nous comptons une grande variété de cultures, de races et d’ethnies. J’y suis depuis une grande partie de ma vie, et en tant qu’adulte, mon amour pour cette communauté a grandi de façon exponentielle. Je suis mère de trois jeunes enfants extraordinaires qui aiment et apprécient la communauté, ses parcs et ses sentiers ainsi que les nombreux événements communautaires. Nous aimons notre quartier autant que les autres résidents. Cette aventure nous a appris que la solidarité et la résilience prennent de nombreuses formes et changent parfois des vies au passage.

En combattant
ensemble,
nous gagnons
ensemble!

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Sharlene Henry (she/her)
Coprésidente de la YSWTU

CITATIONS
Frame, Joshua. “Tenants united against corporate landlords: York South-Weston tenants mount Toronto’s largest rent strike.” Spring: a magazine of social ideas in Action, Nov. 14, 2023, Tenants united against corporate landlords: York South-Weston tenants mount Toronto’s largest rent strike – Spring (springmag.ca)
“What Is An Above Guideline Increase.” Above Guideline Increase (AGI) Tip Sheet. Advocacy Centre for Tenants Ontario, September 2023, https://www.acto.ca/production/wp-content/uploads/2023/09/Above-Guideline-Increase-Information-Sheet-for-Ontario-September-2023.pdf.
Brockbank, Nicole. “’Explosion’ of above guideline increases pricing out some Toronto tenants, advocates say.” CBC News, March 14, 2022, https://www.cbc.ca/news/canada/toronto/above-guideline-rent-increases-pricing-out-tenants-1.6381522

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